inspirer

Inspirer

Il sursaute émettant une petite plainte, puis enfonce sa tête entre ses pattes.

Que la journée fut pleine. Assaillie par le bruit et les mouvements de la ville, ma tête est un écheveau bardé d'étincelles. Mais je n'ai pas mal, mon corps ne ressent rien. il traverse les épreuves et les expériences dont je suis insatiable sans frémir ou frissonner.  La chaleur, la pesanteur lui sont étranger.

Je les observe depuis longtemps, me glisse dans leur vie sans rien attendre. Je les vois respirer, pester, chantonner.

Ils redressent leur cou, déroulent leur colonne en grimaçant, baillent et se balancent au gré du roulis du wagon. La tête contre le carreau, ils polissent leur propre reflet ou caressent celui de quelqu'un d'autre. De leur casque des musiques grésillent et les emènent sur des îlots flottants. Autant de vies, autant de voyages. 

Rien ne m'atteint, mon corps est une forteresse.

Dans ce train qui m'emporte le matin et me ramène le soir, il y a cette voix qui annonce les stations. Elle souligne parfois leur nom d'un trait d'humour, jamais le même, des dizaines et dizaines de fois par an. Elle nous souhaite une bonne journée, une bonne nuit. 

Longtemps j'ai fréquenté le quatrième wagon, plus proche de l'entrée et de la sortie. Mais au fil des mois j'ai remonté les rames, changé de siège, pour être au plus près et raccourcir les ondes, entre moi et cette voix.

Je la respire, elle se colle aux parois de mes poumons et je peux presque la voir.

Je sais quand un sourire se faufile entre ses lèvres, quand un soupir annonce la fatigue, ou quand un rhume l'entrave. En fermant les yeux j'aperçois ses bras embrassant  le volant. Son regard ne quitte pas le point de fuite au delà des rails.

Elle enroule ses longs cheveux pour y loger une pince qui tient dans sa bouche. Une seconde de battement qui sera ratrappée par cette accélération que j'attends.

Sa manche rose à la fenêtre est un cerf volant opaque.  Cette chemise sèchera t 'elle  dans la lumière sur un cintre en bois? 

Elle freine doucement. Elle pilote, c'est sa mission: que chacun arrive à bon port.

J'envie leurs tristesses, leurs bonheurs, panser les plaies me fatigue, je veux ressentir.

Mon père avant de s'envoler m'avait dit ses mots, la main soutenant son menton: "je ne sais pas si j'ai fait le bon choix".

Quelques heures plus tard, après un dernier regard sur le monde, il était parti, me laissant seul avec ce fardeau sur le dos.

J'aimerais entendre chaque jour la voix de cette femme, qu'elle s'assied à côté de moi et nomme les stations. Je pourrais être aveugle, caresser son visage. Que se passe t il quand deux rires se rencontrent?

c'est si dur parfois de n'être qu'utile et léger, de n'être que traversé Je veux de la pesanteur, sentir la mousse sous mes pieds.

Le chat s'étire, se réinstalle sur mes genoux, puis attiré par une ombre, il descend en un léger déplacement d'air.

Alors j'ote ma veste, déboutonne ma chemise et d'un geste assuré décroche de mes omoplates les immenses excroissances de plumes .

Est ce le bon choix?  

Je veux ressentir.

La lune à son périgée éclaire les ailes déposées, dans lesquelles je m'enfouis. "Repose toi mon ange";

Mon corps s'enfonce un peu dans les coussins.

Je somnole, une voix égrènne des noms de stations, et je souris.