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des traces de pas...sur les nuages
12 avril 2023

Camera obscuraL’atelier se situait au rez de

Camera obscura
L’atelier se situait au rez de chaussée d’une petite rue étroite qui ne permettait qu’aux piétons et
vélos de passer. La devanture était sobre avec nos deux noms et prénoms écrits par ordre alphabétique et notre profession.
Les lettres enlacées ne laissaient aucun doute sur notre relation, mais mon prénom épicène nous
avait valu quelques dégradations avant que notre réputation restaure les esprits égarés.
J’aimais accueillir, recueillir les premiers regards impressions, donner mon nom et présenter
l’atelier. Cela me permettait une proximité, je captais les odeurs des vêtements, du savon, de la peau de la
maman quand son bébé passait de ses bras aux miens.
L. ne voulait pas d’enfant, cela était convenu, dès le début de notre relation. Il était l’aîné et le seul
survivant de la fratrie, il les avait tous vu mourir de maladie, impuissant il avait éprouvé la perte de ces camarades de
jeu dont il s’occupait. Sa mère n’y avait pas longtemps survécu et le langage de
son père s’était peu à peu tari. D’eux il ne restait presque rien , il avait sauvé un bonnet, deux
chemises et des petites chaussons, avant que son père ne donne tout le reste.
Pas d’enfant pour ne plus éprouver la perte, il vivait retranché derrière l’objectif de son appareil
photo.
C’est grâce à cette passion commune que nous nous étions rencontrés.
Alors que je transportais trépied et appareil dans un caisson à roulettes jusque chez moi, il m’avait perçu depuis le pont et etait descendu. Pour la première fois quelqu’un a fait mon portrait, le cadrage était habile, les défauts estompés.
Notre atelier, spécialisé dans les portraits de famille était « itinérant ». Les familles nous ouvraient
leurs portes quand se déplacer leur était impossible.
Ainsi nous photographions les vivants, les jeunes, les vieux et les défunts.
Mais ce que je préférais c’était capturer le souffle des nourrissons que je ne porterais jamais.
Ils étaient amenés à quelques jours de vie par leur mère ou nourrice à l’atelier. La photo les rendait
éternels, on ne sait jamais ce que la vie vous réserve.
Les femmes venaient avec un linge de lit dans lequel reposerais le nourrisson. Je sortais de la remise
les grands tissus et nous faisions notre choix. Broderies, fleurs, dorures éclatantes, les motifs étaient
étudiés pour être visibles et agrémenter la photo.
Je m’en enveloppais toute entière, m’asseyait dans le grand fauteuil. Puis on me posait le bébé sur
les genoux et je faisais un cocon de mes bras recouverts. Au travers des trames j’humais la petite
nuque. Rien ne me plaisait plus que d’être ce fantôme de tissu, de sentir les moindres mouvements
contre ma poitrine et d’imaginer les battements de mon cœur apaisant cet être nouveau.
Les longues séances emplissaient mes poumons et mon corps. Puis venait la séparation, le bébé me
Quittait, j’ôtais mes costumes et reprenais mon travail.
Mais le moment avait existé et il m’emplissait jusqu’au soir.

Peu à peu j’ai commencé à ouvrager les tissus afin de mieux accueillir les bébés, cousu des manches,ajouré les plastrons, changé le tissu épais qui masquait mon visage en un voile depuis lequel je pouvais souffler du chaud. Ainsi leur peau se rapprochait de la mienne.

20230412_131100


Dans cet abri de laine de coton et de soie, les nourrissons restaient calmes parfois s’assoupissaient.
Les nourrices et les mères avaient le temps d’aller faire une course ou de se reposer sur la méridienne près de la
fenêtre.
Un jour en me levant, un des tissus usés, tendu depuis mon talon, s’est déchiré. Plutôt que de
recoudre les deux bords entre eux, j’ai aménagé la béance. On aurait pu y passer le bras et c’est là
que s’est enfouie lors d’une séance une petite tête affamée attiré par mon sein. Et peu à peu, le lait
est venu. Cela avait été si simple. Oh bien sûr il ne s’agissait que de moments fugaces, invisibles des
autres, mais c’était un peu de vie qui de moi passait chez ces petits.
Si seulement nous avions pu être engloutis parles étoffes, nous serions partis dans un monde fleurs
de tissus et de nuages au point de Rhodes..
Peu à peu le travail a changé, les nouveaux appareils plus légers m’ont libéré des intérieurs sombres
et j’ai pu travailler plus aisément au dehors. L’atelier s’est éloigné, j’ai cessé d’étreindre ces petits.
Mon amour s’est éteint.
Grace au Rolleiflex posé sur le nombril, mon œil a quitté le viseur pour embrasser les paysages, les rues et les
visages.

20220913_135617


Le monde s’est ouvert, mon corps s’est libéré. En pantalon, je marche vers mes prochains sujets.
Je vois tout sans artifice, sans cet appareil entre moi et les autres. Et la vie est devant dorénavant.

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