L'homme qui marche contre le vent en tenant son chapeau

L'homme qui marche contre le vent en tenant son chapeau.

J'habitais au numéro 24, au dessus d'une cordonnerie.

De chez moi le samedi  j'entendais le bruit des machines. Il refaisait aussi vos clefs.

Dans l' escalier montait cette odeur unique, mélange de peaux, de plastique et de colle comme je le supposais car je n'en savais rien. Je retrouvais juste cette odeur à chaque cordonnerie tout comme le son de la petite clochette qui prévient d'un visiteur quand en arrière boutique le travail est prenant.

A côté, au 22 était la boutique du photographe.

Celui là était souvent absent, engagé pour quelque prise de vue, aussi avait il à sa porte aménagé une boîte aux lettres circulaire qui permettait à ses clients de déposer leurs pellicules étiquetées au préalable.

Alors que je vis actuellement au Muséum, je réalise ne pas connaître son visage.

Il ne s'est pas effacé à mesure, nous n'avons je crois jamais été en contact.

Ce n'est pas faute pourtant d'être passée devant sa boutique.

Elle était aménagée sur la droite comme un petit studio, avec d'immenses parapluie blancs et des plaques d'aluminium.

Il y avait cette chaise semblant sortir d'un grenier, avec sa paille ébouriffée, tournée vers la porte, pour les portraits, probablement.

La lumière qui tombait dans la rue avait parfois le grain sablonneux d'une photo. Et le vent cherchant un passage devenait si puissant qu'il pouvait vous brouiller la vue. C'est à cause de ce courant d'air rasant le bitume que j'avais choisi cet appartement, car il rendait impossible les conversations et vous poussait dans le dos ou ouvrait les visages.

Un soir j'avais trouvé posé sur les boîtes aux lettres un sac, trahi par sa souplesse qui poussait à la charge, il tombait en lambeau .

Comment en découdre avec le temps.

J'attendis la nuit pour redescendre le chercher.

Pourquoi est ce que je parle de cela ?

J'avais collé un petit mot « trouvé sac, ne pas hésiter à monter me déranger , 2ème étage porte A13B »

Ce sac échoué dans mon entrée au pied des manteaux ne fut pas réclamé.

Sur son enveloppe étaient inscrits autant de noms qu'il est possible d'en connaître en une vie,

sa propre vie

ou celle de ceux qui vous ont précédé.

Je me demandais -la forme peut être- s'il n'appartenait pas au photographe.

Malgré la courte lettre que je glissai sous la porte de sa boutique, il ne vint pas le chercher.

Je passais presque tous les jours devant la boutique, parfois je m'arrêtais avant de rentrer et regardais les nouvelles photos, ou alors j'observais sans être vue le trottoir d'en face et les appartements qui faisaient face au mien.

Dans cette vitrine étaient exposées des appareils photographiques nouvelle génération, des accessoires sobres dont les étiquettes compliquées ne s'adressaient qu'aux initiés.

Il accrochait et changeait régulièrement les photos encadrées de mariages et portraits.

Une photo néanmoins n'était jamais remplacée, celle d'un homme portant chapeau, entouré de chiens, posant sur ce que je supposais être cette même boutique, en des temps plus reculés.

Cet homme au chapeau était devenu mon ancre.

Chaque soir, malgré la révolution de la Terre, l'enchevêtrement de péripéties des uns des autres mêlées aux miennes, cette photo serait là.

L' homme au chapeau resterait à jamais sur ce mur.

Et j'étais rassurée.

  Pourtant un soir je crus le voir prendre le courant d'air de la rue, ces épaules, ce chapeau.

Puis une autre fois, pressant le pas.

Et si cette réflexion me vient aujourd'hui, c'est qu'il me semble bien l'avoir vu en arrivant au Muséum, il marchait sur la plage en costume et lavallière et tenait son chapeau devant son visage pour protéger celui-ci du vent.

Je n'étais pas surprise comme j'aurais du l'être : cette apparition me sembla appropriée.

De mon œil de bœuf, je regarde au plus loin, ma joue repose sur un coussin qui emporte mes pensées .

Le temps se distend alors et j'étreins ma solitude comme un bouquet fané.