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des traces de pas...sur les nuages
16 septembre 2018

Vertige

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     Le vélo pliable entre dans l'ascenseur, c'est la condition première. L'immeuble est monumental, massif, haut, à son pied vous pouvez à peine voir le ciel.

  Il abrite des bureaux, quelques logements, et les différentes plaques plus ou moins lustrées témoignent de l'effervescence qui peut y régner. Certains étages ne portent aucune mention. L'imagination fait son oeuvre fantomatique, changer les espaces, ouvrir des portes factices. Elle aime cela.

 Une passerelle, invisible d 'en bas, le relie à un batiment aux traces architecturales surrannées, empilage d'époques, de deconstructions, de rebellion et de défis. Dans cet édifice aux fenêtres dardées de lumières, les logements sont recroquevillés derrières des balcons envahis de feuillages entrelacés ou simplement offerts au ciel. Si on regarde un peu plus attentivement, des objets témoins identitaires des propriétaires sont bien visibles.

Si le regard  s'y attarde, il est chaque fois attiré de nouveau par le geant voisin aussi rebondi que l'autre est efflanqué, comme aspiré de l'intérieur, ce qui lui permet néanmoins quelque excentricité.

 

  Vêtue de son tailleur à col amidonné, aux manches écloses sur des mains délicates et soignées, elle  arrive le matin, le vélo à son bras, comme un gros chien calme. Chaussures cirées, cheveux assemblés, elle se dirige vers les ascenseurs saluant les gardiens qui répondent d'un mouvement du menton ou des phalanges.

Ensuite, elle les appelle un par un en commençant par le gauche. Six bouton carrés se mettent à pulser.

Quelle porte v donc s'ouvrir cette fois. Ses yeux brillent, ses poumons remontent d'un cran.

Premiere surprise, premier frolement. 

Les portes se referment, elle disparait, s'abstrait, le voyage peut commencer.

D'abord atteindre le dernier étage. Deposer le vélo dans le local aux extincteurs, récupérer la plante du palier.

Dans l'immense quadrilatère, les seize ascenseurs offrent une possibilité de voyages infinie avec une probabilité moindre de cotoyer la même personne deux fois dans la journée Le premier voyage est aussi feutré qu'exaltant, la politesse cotoie le feu, les craintes, la joie, chacun est dans son flot; sa course, vers sa destination. Une rencontre est une bulle de savon dans une perturbation. 

Dans son sac de jute, la plante est entourée d'un papier qui bruisse. Les objets ne sont que des pretextes et forment une entité malléable entre soi les autres.

Dans le petit habitacle elle attend, l'appel vient de l'autre, à quelque étage qu'il soit. L'ascenseur est sa quintessence de l'abandon, pour un temps seulement, car dos au miroir ou contre la barre, c'est un peu sa maison de pérénité.

La rencontre n'est jamais banale, il y a la manière d'entrer dans le lieu qui se clot, de se mouvoir face à une présence, de regarder, saluer l'autre, ou pas, de se racler la gorge ou se lover dans la vibration d'un ânonnement. 

On pourrait presque percevoir où se logent les pensées, certaines flottent, puis disparaissent et, d'un regard, la personne est là. Certains voyageurs  se calfeutrent à l'intérieur d'eux-mêmes, leurs bras sont contractés.

Il y a le parfum du tissu, du corps, du repas, de l'angoisse, ou du répi. Les gouttes qui palpitent derrière l'oreille sont des marqueurs d'identité variables qui virent quand la peau ressent. Ils ne peuvent rien lui cacher.

Le temps n'est pas aux rituels, l'espace est à occuper, on n'y fait pas ce que l'on veut.

Où poser son regard? La plante dans son pot entourée de son papier a fonction de support et permet de détourner la gêne, elle donne du sens à sa présence et offre des alternatives. Répondre au frémissement d'une commissure, à une voix posée dans l'air, éphémère. Le voyage dure rarement plus d'une minute. Parfois il y a juste à être là et sentir l'autre. Accompagner, suivre quelque instants le même courant.

Les ascenseurs voyagent, quel plaisir d'imaginer les autres capsules en mouvement dans tous ces tunnels, telles les notes dans un instrument organique et symphonique. Quand les émotions la submergent elle sort, et déambule à la recherche d'un chariot alimentaire dans lequel elle chaparde pour ses repas.

Passées quelques heures, gorgée de parfums, il est temps d'atteindre l'antépénultième pallier, celui qui donne accès à la passerelle. 

Là, entre ciel et terre, elle se débarrasse des senteurs, des bulles de goudrons, des souffles de transpiration. 

Puis elle traverse pour rejoindre le batiment classé qui semble tenir debout grace à cette vis de verre plantée dans son épaule. 

Les ascenseurs y couinent, leur plancher est marqueté en étoiles et les boutons sont cerclés d'or. Le sommet de la plante vibre, danse. Les résidents sont là chez eux, la saluent comme une vague connaissance . Leurs vêtements sont plus mous, leurs gestes doux. Ils sont plus tassés et elle peut à loisir regarder  leurs cheveux et humer leur silhouette. Les fleurs sombres sur les parois respirent dans la lumière changeante. La rampe s'enroule autour de la cabine en un lacet constrictor. Le  bois réchauffe. Les cabines se meuvent lentement faisant clinquer leurs prothèses. C'est le temps des souvenirs.

L'heure avance. 

Elle retourne vers les grands espaces, le quadrilatère aux seize acenseurs. Vu d'en haut la rue  est si petite qu'elle n'a qu'une couleur; tel une immense plaine. Chacun y voit ce qu'il veut.

Il est temps de redescendre. Elle redépose la plante, carresse ses feuilles, l'hydrate et la remercie. Elle s'asseoit à terre et se remémore les instantanés de la journée, dessine les parfums dans l'air en fermant les yeux et atrappe au vol les détails qui ont illuminé ces voyages verticaux.

Elle récupère son velo pliant, puis appuie sur le bouton d'appel. Les hommes planches deviennent chiffons. Le temps du soir s'étire.  Le dernier voyage peut être très long.

Un signe au gardien, déplier le velo, tenir le guidon pour passer la porte battante et rentrer à la maison.

 

 

 

 

 

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